UNE FEMME D'INTERIEUR?...
Tandis qu’à l’école j’apprenais à coudre, à la maison mon frère Jean prenait en main l’organisation de ma vie. Il tenait absolument à faire de moi une femme d’intérieur.
« Tu aideras mère dans le ménage », me dit-il, « elle sera moins fatiguée et toi tu feras ton apprentissage ».
Je n’y mis pas beaucoup d’enthousiasme, je rêvais beaucoup, je restais le front aux carreaux à regarder défiler les passants sur le boulevard, je terminais mes devoirs en vitesse pour rejoindre mes camarades sur le terre-plein où nous jouions à perte haleine des parties de saute-mouton ou de cache-cache derrière les gros arbres qui bordaient la chaussée. Mais je n’échappais pas à mon sort ! Après le dîner, la table débarrassée, maman installait la bassine dans laquelle elle versait l’eau chaude de la bouilloire, y jetait quelques cristaux de sel de soude pour l’adoucir et lavait la vaisselle que j’essuyais avec ennui. Je ne faisais pas la tête, non, mais j’avais envie de lire, moi ! Il me restait une demi-heure avant la classe, je me passionnais pour les romans de « Bonnes Soirées », fascicules de l’époque qui publiait chaque emaine un roman bien-pensant mais néanmoins – mais surtout ! – romantique ! « Dactylo », « Phyllis », « L’amour Isabelle ? », « Le chevalier inconnu », « Le Roi des Andes », « La geôle enchantée », tant d’autres que j’allais louer à moitié prix chez le vieux bouquiniste à bésicles qui tenait boutique près de chez moi, l’étal grand ouvert sur la rue.
Je feuilletais les vieux livres d’une main pieuse, et les reposait car le libraire, bonhomme mais attentif, estimait qu’Anatole France, Colette, Victor Marguerite ne me convenaient pas plus d’ailleurs que les romans de cape et d’épée aux couvertures si attrayantes où une « Fausta » dépoitraillée haranguait un peuple de spadassins !...Il me concédait Max du Veuzit, Magali, Delly, quelques autres et je me délectais de ces aventures qui débouchaient toutes sur l’arrivée du Prince Charmant ! Maman lui savait gré de sa vigilance bourrue et amicale. Et si j’aimais déjà feuilleter les bouquins, comparer les titres, passer en flânant d’un rayon à l’autre, caresser le bouledogue repu qui ne faisait de mal à personne et répondre au sourire du vieux libraire en blouse grise, j’enrageais car la lecture, je devais la réserver pour le soir, devoirs terminés, leçons apprises, souper expédié, quand maman à son tour lisait le feuilleton du « National Bruxellois », édition abrégée et locale de « La <Libre Belgique » que nous recevions par la poste.
PASSANTE
Tableau de Fragonard: La lectrice.