L'AVANCEE EN AGE (5)
21 septembre
Vieillir, c’est accomplir un long chemin. Même la mémoire du cœur ne peut tout retenir ; l’adolescente que j’étais ce dimanche matin où carillonnaient les cloches, dans quelle oubliette a-t-elle trébuché pour toujours ? Je me rappelle son foulard rouge qui retenait les cheveux bruns selon la mode d’alors, les mots murmurés à l’oreille : « Je t’aime, toi, tes yeux, ton rire »...
Aujourd’hui il ne le dit plus jamais. Beaucoup de couples âgés, même s’ils y pensent ne parlent pas d’amour. Ils ont leurs certitudes au fond d’eux-mêmes et cela suffit. Parfois, bien sûr, une nostalgie fait surface. On voudrait bien que la tendresse – pourtant visible – se dise, ne fut-ce qu’une fois, une fois encore. Mais non ; on la reconnaît à d’autres signes : la porte qu’il ferme sans bruit pour que je me repose, la pomme qu’il m’épluche parce qu’éplucher m’agace, les courses dont il se charge pour me les éviter, le café du matin prêt à mon réveil. Et tant d’autres gestes. Ce sont là les connivences muettes que les années tissent entre nous. Mais quand l’autre jour il a répondu à notre petite-fille, Florence « Que dis-tu, chérie ? », j’ai eu mal au cœur, je l’avoue. Il m’appelle toujours par mon prénom (comme je l’appelle par le sien, c’est vrai), même si autrefois il m’inventait des surnoms. Et il est vrai aussi que nous nous sommes toujours défendu les « choux » et les « lapins » un peu potagers !
On ne sait pas que les aînés sont toujours sensibles à un mot d’affection quand il n’est pas devenu une façon de parler quotidienne. Et si je ne doute pas de son attachement, il m’arrive de m’interroger. Pour lui, qui fut si amoureux, que reste-t-il de moi ? Des formes plus pleines, un réseau de fines rides autour des yeux, des cernes les jours de fatigue. Etais-je seulement un bouleversement des sens ?Nous nous comprenions pourtant, nous avons fait équipe dans la vie, n’en reste-t-il rien ? Et puis, je cesse de me tourmenter. L’attachement qui nous lie depuis tant d’années est la quintessence de tout un jeu de sentiments qui s’est apaisé avec le temps mais dont la marque indélébile l’attache à moi comme elle m’attache à lui. Nous nous aimons parce que nous nous sommes aimés. Nous sommes soudés autant par tous les surnoms qu’il me donna dans ma jeunesse : « Petite fille, Mabel, Kate (il lisait « La Mégère apprivoisée » de Shakspeare !...), Calamity (Jane...) » que par les colères, ma coquetterie, sa jalousie, mes sautes d’humeur, nos insouciances communes, notre amitié, notre fille, ses enfants.
Je ne sais pas si les hommes aiment au jour le jour, ou s’ils sont aussi portés par leur passé. Quand on a 65 ans, à quoi peut bien servir le passé, sinon aux regrets, disent certains.
Moi, il me semble que sans les fortes attaches d’autrefois nous serions autres. C’est aussi parce que je peux le revoir pendant l’hiver rigoureux de nos vingt ans, serrant mes deux mains froides dans les siennes pour les réchauffer, que je ne doute pas du présent.
L’amour aussi change de visage, comme nous qui vieillissons. Mais il est toujours l’amour.
PASSANTE