L'AVANCEE EN AGE (8)
10 novembre
J’ai encore trop d’énergie pour arrêter tour à fait le travail. J’ai donc opté pour ce qu’on appelle « le travail autorisé » qui permet l’activité sans dépasser un montant imposé. Cela me permet des moments de détente et des heures d’activité. J’arrêterai tout à fait quand j’en sentirai le besoin.
Je m’avance doucement dans la retraite comme un navire sur une mer calme. Je le sais bien que c’est un pas vers la vieillesse mais je n’arrive pas à m’en affliger. Vieillir n’est pas une usure mais un cheminement. On ne sait pas quand ce qui nous amusait la veille a cessé de nous plaire. Il ne s'agit pas d’un renoncement mais d’un détachement. Il en est de multiples, de ténus, de sérieux. Je n’en ai pas fait la compte.
La vie prend d’autres couleurs. Je regarde plus attentivement le ciel d’hiver zébré de mouettes, je sens passer la minute où les pies s’appellent d’un arbre à l’autre et elle me comble. Mes joies sont moins explosives, je riais beaucoup étant jeune, mais je goûte des bonheurs perdus que je ramène à moi rien qu’en fermant les yeux. Je peux ainsi avoir 20 ans et retrouver le col ouvert de Maurice sur son cou brun, son profil droit bien dessiné dans la clarté de printemps, la certitude de son amour.
Il est près de moi, les cheveux gris et la peau mate, les yeux marqués par la vie, un pli d’amertume au coin de la bouche, peu expansif mais présent, quotidien, ne me quittant guère, lisant à mes côtés le Voltaire ou le Pascal qu’il lisait déjà, jeune homme. Ses évasions, il les trouve dans ses lectures. Sa vie lui suffit car nous franchissons ensemble, jour après jour, les étapes qui mènent à la dernière heure.
Le signe le plus perceptible, celui qui ne trompe pas et stigmatise l’âge est la pensée de la mort. Je n’y échappe pas. Quelquefois avec sérénité, je l’évoque comme un aboutissement normal, l’issue naturelle d’une vie active et même comme un repos auquel j’aspire confusément.
Un cycle s’accomplit : la vie. Il lui faut une fin , la mort. Tout est bien. Mais quand je me mets à compter, l’effroi me gagne : comment, dix ans encore, peut-être moins, cinq ou six, ou quelques mois ? Mais je n’ai pas fini ! Mais je n’ai pas tout dit ! Mais je veux voir mes petits-enfants grandir et arriver en leur épanouissement. Las ! Qui sait ?..
Je n’ai pas de mélancolie. Le souvenir demeure en moi et j’aime mieux rester dans la mémoire des miens comme un sourire, non comme une plainte. J’ai toujours beaucoup pensé à maman et je la revois en robe écossaise où le rouge éclate, ou dans un jaune fleuri et lumineux qui teintait de soleil sa peau délicate et fine. Elle ne me quitte pas. Je l’ai plus présente dans mes pensées quotidiennes qu’au bord de sa tombe qui me semble si déserte et si étrangère.
Je voudrais qu’on m’aime ainsi plus tard, comme une ombre amie et que je sois dans la conversation ou dans une photo qui rappellent des anecdotes et ne gênent pas, ne dérangent guère. La mort est peut-être aussi une présence invisible à côté de ceux que nous avons beaucoup aimés. Je me plais à le croire. Et pourquoi me tromperai-je ?
Maurice et moi nous n’en parlons pas ensemble. Cet instant-là, je le redoute. Car il nous fera mal à tous les deux. Si je pars la première, que fera-t-il ? Et si c’est moi, que deviendrai-je ? On veut bien mourir, mais on ne veut pas se quitter. O dérision !
PASSANTE