L'AVANCEE EN ÂGE (12)
Puis arriva Florence. Florence, ce nom de fleur, de ville souveraine, évocateur de cieux toscan rosés dans le matin et bleus à midi, allait lui convenir à merveille. Pouvait-on le deviner dans ce bout de chou aux cuisses dodues, aux bracelets de chair fermes, qui assise sur mes genoux me regardait d’un air grave ?
C’était une petite bonne femme douce, déjà sereine, aux yeux d’autant plus bleus sous sa crinière de cheveux noirs ; ce regard indéchiffrable me fascinait. J’y devinais la fillette, l’adolescente qu’elle deviendrait, aimante, attentive, et pourtant armée quelquefois de redoutables et brefs accès de colère. Ce bébé à l‘air paisible regardait déjà la vie et semblait en supputer les inexactitudes. Tout le monde l’aima, ses parents, ses grands’parents, la gardienne qui s’en chargea quelque temps, la puéricultrice du prégardiennat où elle fréquenta jusqu’à l’entrée dans la cour des petits. L’institutrice du jardin d’enfants l’adopta d’emblée : « Ma poupée aux yeux bleus » disait-elle en la câlinant.
Florence, elle, n’avait d’yeux que pour son frère, le grand, le mâle, le macho, mais oui, déjà ! Avec quelle touchante application copiait-elle ses gestes ! Il fallait la voir, assise sur le divan à ses côtés, tenter d’attraper comme lui ses pieds nus en position de lotus que son embonpoint rendait bien difficile !
L’aimait-il, lui ? Sans doute, malgré sa jalousie âprement manifestée, une supériorité d’aîné qui confisquait ans vergogne ce qui appartenait à sa sœur et dont lui avait envie : les legos, les bonbons, les livres, les peluches, les genoux de bon-papa ou les miens, sur lesquels s’était installée la petite. Tous deux d’ailleurs savaient se faufiler entre la chaise et la table, nous escalader sans en avoir l’air, et nous étions en quelques secondes prisonniers de ces affectueux tyrans dont pour rien au monde nous n’aurions tenté de nous délivrer ! Etre grands’parents, c’est aussi cette bienheureuse acceptation des gestes d’enfants qui témoignent plus que des paroles, le lien qui nous unit, la tendresse, la confiance, la compréhension.
Florence avait à peu près deux ans et Fabrice cinq quand il se heurta devant elle à l’autorité de son père. En cet après-midi de dimanche, il avait étalé plusieurs albums sur le sol et s’en allait vers d’autres plaisirs, quand Philippe lui dit : « Fabrice, ramasse d’abord ces illustrés ». Fabrice, imperturbable, se dirigea vers l’escalier. Le ton avait monté. Intéressée, Florence assise par terre, leva la tête. Mais son frère installé à présent sur le divan, fit mine de ne pas entendre. C’est un entêté, on allait voir ce qu’on allait voir !..Et de fait. Philippe, énervé, haussa le ton ; Fabrice, boudeur, baissa le nez. Mais quand il vit son père quitter son siège, il prit peur sans doute et se mit à pleurer. Personne n’avait dit un mot, ni Marianne, ni mon mari, ni moi ; l’affaire se passait entre père et fils.
C’était compter sans Florence. Elle regarda son frère, se tourna vers Philippe, puis à quatre pattes, à toute allure, s’en alla ramasser un livre et le tendit à son père dans un grand mouvement de conciliation.
Je n’ai jamais oublié cette scène qui prouvait de façon éclatante la bonne volonté d’une petite fille déchirée par la colère de deux êtres qu’elle aimait. Elle révélait un trait de caractère qui ne s’est jamais démenti, un désir profond d’harmonie, d’accord, qui la portera à rendre service spontanément, à vouloir dans la mesure de ses moyens adoucir un chagrin ou faire plaisir à ceux qu’elle aime. Elle sera ainsi, pendant des années, la « suivante » de Fabrice, lui apportant ses jeux, lui donnant ses biscuits, le comblant plus qu’il ne le méritait. Jusqu’au jour où elle refusa, ayant compris qu’être bonne, ce n’est pas nécessairement être dupe !
PASSANTE
Florence a grandi