MOI QUI VOUS CONNAISSAIS...
Mes bien chers compagnons , je vais vous dire pourquoi. Vous le méritez. Vous êtes là, debout et impavides, depuis si longtemps ; rien ne bouge ni vos yeux figés, ni vos cheveux soigneusement coiffés, ni votre souffle. Je suis le seul des six à connaître votre histoire. Ou plutôt, « notre » histoire. Vous ne vous en souvenez pas, évidemment !
Pourtant, toi, Raymond, qui ressembles à un notaire fatigué, et toi, André, tête baissée, légèrement contrit, vous étiez mes copains, non ? Nous avons joué aux billes ensemble, nous avons couru la gueuse à vingt ans avec la même insouciance et la même ardeur. Et vous là, le plus grand, on ne s’aimait pas, c’est vrai, mais on habitait la même rue et en se croisant on se disait bonjour. Le plus petit, Marcel, m’ignora toujours, pourtant j’étais son voisin de palier, mais c’était un « Monsieur » et moi simplement un artiste. Un sculpteur de statues en cire, modeste, sans grands revenus, exécutant les commandes d’églises : un Saint Joseph, une Vierge, l’âne et le bœuf de l’étable. Ou un moine en prière. Ou Sainte Thérèse.
Non, je ne t’oublie pas, Fernand. Tu es le cinquième, c’est par hasard que tu fais partie du lot. Tu en as trop vu...Tu es entré dans l’atelier pendant que j’achevais le personnage de Marcel. Il ne bougeait déjà plus. Tu t’es étonné, tu t’es approché...tu as compris. Désolé, vieux...
Maintenant, vous me tenez compagnie. Il ne fallait pas me trouver « bizarre », ou « détraqué » ou même « inquiétant ». Il ne fallait pas me le dire, me le répéter. Comme si c’était une tare. Comme si j’étais capable de tout. J’ai beaucoup de force dans les mains...vous vous en êtes aperçus. Tant pis ! Quelquefois, un client me félicite :
« Ils ne sont pas marrants, vos mannequins, dites donc ! Mais quel réalisme. On les croirait vivants ! Celui-là qui ressemble à un notaire, et cet autre, la tête baissée... On voit que vous êtes un artiste. Bravo ! »
LORRAINE