BONJOUR, RITA!
Un matin de septembre 1945, Maurice et moi nous nous mariâmes. Il mit son costume bleu de 1939, un peu fatigué mais toujours élégant ; dans un complet de mon frère aîné, un ami couturier coupa un tailleur près du corps, parfait pour mes 50 kilos et nous eûmes l’incroyable chance de trouver, grâce à la mère d’une cousine éloignée, un appartement de trois pièces (deux au premier, une à l’entresol), au bout d’une rue modeste, surmontée par les talus du chemin de fer. En ouvrant nos fenêtres, nous voyions l’express Paris-Bruxelles (dont on entendait de loin le halètement monstrueux) et d’interminables trains de marchandises
Nous étions insolemment heureux, comme on l’est à vingt ans au sortir d’une guerre, sans un sou en poche et meublés au petit bonheur la chance ; nous avions farfouillé dans les remises poussiéreuses des magasins de bric-à-brac, d’où provenaient une petite armoire en contreplaqué à l’air oriental, un solide bahut, une table de salon, un poële brûle-tout appelé « diable », une bibliothèque murale et un coffre capitonné qui servait aussi de siège. Une cuisine héritée du Fonds d’Aide aux sinistrés et une chambre de même provenance complétaient notre mobilier. Maurice entra comme secrétaire au « Face-à-Main », hebdomadaire paru dès le départ des Allemands, moi je m’étais inscrite comme intérimaire chez « Dactylo-Secours ». Rien ne manquait à notre bonheur. Du moins le pensions-nous.
Un
ami d’enfance de mon mari arriva un soir, tenant contre son cœur dans la poche
intérieure de son pardessus, une petite chatte noire qui poussa la tête en
miaulant et s'enfuit dans la cuisine.
-Je n’ai pas eu le courage de la porter au refuge pour animaux, conclut-il. C’était la condamner à mort. Alors, j’ai pensé à vous.
- Tu es bien bon, dit Maurice .
Je m’aplatis devant la cuisinière en céramique. Tout au fond, contre le mur, deux yeux effrayés me scrutaient.
- Viens, Rita, viens ma belle…
- Ce n’est pas un nom de chat, voyons, protesta Maurice
- Mais si, c’est le sien, maintenant. Viens, ma jolie.
Réticente, la jolie resta tapie. Inaccessible, sourde à ma voix, toute reculée contre la cheminée, sur la défensive et gardant ses distances.
- Si tu lui donnais du lait, tu ne crois pas ?
Le bon sens du mari, bien sûr ! J’ai approché la soucoupe. Elle s’est détachée de l’ombre, rampant prudemment à mi-chemin, avançant une patte, puis l’autre, l’œil effaré mais néanmoins gourmand. Nous retenions notre souffle. Elle aussi. Le temps de nous jauger, elle pencha résolument son museau noir dans le lait tiède et but à petites éclaboussures. Une goutte lui resta sur le nez tandis que, d’un pas glissant, elle s’extrayait tout à fait de dessous le fourneau, mince, élégante, et le sachant.
Elle marcha comme si elle défilait, sauta sur la chaise où j’avais posé mon cardigan, nous toisa, le pétrit consciencieusement, tourna un peu en rond et, enfin satisfaite, se coucha. Ses yeux d’or se fermèrent comme se ferment des rideaux sur la nuit étoilée.
Nous ne le savions pas encore : nous n’étions plus maîtres chez nous, nous avions une chatte !
PASSANTE (A suivre)
photo: Mel 1St (Flickr - Creative Commons)