On
ne se connaît pas très bien, on s’est rencontrés dans la foule hier, devant le
tapis de fleurs de la Grand’Place. Il m’a dit :
- Vous avez l’air d’une
jardinière avec votre petit chapeau rond !
Je ne suis pas très sûre que
c’était un compliment. Mais il semblait si content que j’ai ri avec lui. Il est très beau, Narcisse, les cheveux
assez longs, un fin visage de fille, et des yeux bleu myosotis.
Au lever, ce matin, je veux
ouvrir les volets.
- Non !
Un non qui me glace. Impérieux
et affolé. Je me raidis. Il s’excuse :
- C’est mauvais pour le teint…
Je réprime ma stupeur. La
nuit m’a solidement prouvé qu’il n’est pas homo. Mais quand même !...Son
teint ! ..IIl est frais comme une rose. Presque trop. Allons, à chacun ses
manies, s’il est un peu coquet, c’est
son droit, après tout.
Dehors, il fait gris. A tout
hasard, Narcisse a emporté son trench. On ne sait jamais. Dans le parc, on s’assied
sur un banc, comme des amoureux. Les enfants lancent leurs bateaux dans la
vasque, un pigeon picore à nos pieds. Une goutte tombe. Deux gouttes, trois… D’un
bond, serré dans son anorak le chapeau imperméable abattu sur les yeux (il
sort d’où, celui-là ?) Narcisse m’entraîne
d’une main et de l’autre chausse ses lunettes fumées.
- Mais, Narcisse, il pleut !
- Justement !
Et sans me laisser le temps
de réagir, il fonce dans l’église Ste Marie, me tirant toujours à sa
suite. A 4 H. de l’après-midi !
- On va au salut ? Tu es
dévot à ce point ?...
- Non, prudent…
Et tandis qu’on s’installe
sur les prie-dieu, il marmonne :
- J’aurais dû mettre mes
gants.
Je le regarde : nous
sommes au mois de juin, on annonce la canicule, il est habillé comme s’il prévoyait
une tornade et moi je suis chavirée. Une sorte de léger vertige, une angoisse
qui me serre la gorge, un début d’épouvante, peut-être, d’être là, seule avec
cet homme…cet homme qui…
Une mèche de ses cheveux
blonds scintille dans la lueur des bougies. Blonds ? Légèrement bleutés,
semble-t-il. Ou plutôt, vert pâle.
Je chevrote :
- Narcisse, tes cheveux….
- Quoi, mes cheveux ?..
- Ils sont…
Je m’étrangle. Il hurle :
« Verts, c’est ça ?...Verts ? »…
Eh bien oui, verts. Comme la
peau de ses mains non gantées, et le menton et le commencement de barbe visible
sous le chapeau rabattu.
-Il avait raison !
crie-t-il comme un dément. Il me l’avait
dit !...
Qui avait dit quoi ?
- L’enchanteur Merlin. Je l’ai
vu en rêve. Il a prédit que la pluie ferait de moi une fleur…
Je m’écroule, je pleure et je
ris aux larmes en même temps, je tape des pieds, assise sur le prie-dieu, je ne
sais plus si je suis triste ou si je délire de gaîté. On nous transporte tous
les deux aux urgences… Narcisse intéresse les scientifiques, moi j’ai
simplement une crise de nerfs. Nous vivons ensemble. Nous recevons des
messieurs très doctes, qui prélèvent un peu de sève à Narcisse, pour l’étudier,
l’arrosent quelquefois, pas trop, analysent son suc, son pistil, ses pieds
sensibles mais forts. Ils ont pris
racine dans le jardin, près de la tonnelle. Narcisse est devenu un narcisse d’une espèce inconnue. Une tige élancée, des pétales élégants,
des feuilles fuselées, mais un visage intact, beau et limpide, qui parle,
sourit, mange et boit. J’y
pourvois. Quelquefois, il m’enlace, nous avons la même taille, et ses doigts
feuillus me tiennent avec la fermeté du lierre.
Il passera l’hiver dans un
pot. Il paraît qu’il le supportera très bien.
Oui, mais avant la naissance de ma fille!... J'en ai publié dans des revues, des magazines et en albums. Et puis le journalisme m'a empoignée et cette veine-là, je l'ai crue morte. Mourtant, quelquefois, je la sens frémir...peut-être m'y remettrai-je?