LES JEUNES FILLES
C'est l'été, une jeune fille s'encadre dans la porte du jardin, elle rattache sa boucle d'oreille d'un geste vif, elle a 20 ans, toute la vie devant elle, une robe blanche en percale dont l'ample jupon se balance à chaque pas. On dit d'elle qu'elle a "un teint de lys" et ce teint de lys elle le protège sous une capeline qui ombre ses yeux clairs et sa bouche rieuse. A-t-elle un fiancé? Je ne crois pas. Un prétendant? Beaucoup. C'est l'époque où les jeunes filles dansent dans des fêtes aux lustres étincelants, avec des militaires très corrects et des fils de famille dont le père à monocle étudie la tenue et le maintien. Elles serrent dans un petit sac leur carnet de bal et, un peu friponnes, inscrivent en minuscule dans la marge, à côté du nom masculin, la note qu'elles lui octroient. Le beau Rodolphe mérite un 9; le jeune Lucien est bien gentil mais le 7 est satisfaisant. L'éblouissant Gérard ne mérite qu'un 6, malgré sa prestance et sa fine moustache, c'est un bénet. Ah! Messieurs, méfiez-vous des jeunes filles aux yeux pudiquement baissés; elles ont la vivacité d'esprit sous leur apparence aimablement soumise.
Comment ne pas remonter dans le passé devant les tableaux qui raniment une main alanguie, un foulard léger, ce sourire qu'on devine à mi-chemin entre la gaîté et l'inquiétude, ce regard vif ou, au contraire la lassitude maîtrisée d'un visage qui se ferme? J'aime les personnages immobilisés dans leur cadre, surpris dans un maintien guindé ou dans l'abandon aimable du repos, qu'il s'agisse d'une jeune héritière au creux du fauteuil reposant ou de la jolie paysanne adossée au marronnier dans la tièdeur du printemps.
Je les regarde. Elles ont vécu. Quelque chose en moi tressaille, je les imagine en leur passé, rêvant au bonheur, j'entends leurs éclats de rire , leurs chuchottements, le temps des confidences, des amitiés, des amours espérées, des amours déçues, le temps du mariage aussi dont je ne saurai ni s'il fut heureux ni s'il fut souhaité. Les peintres peuvent être des illusionnistes et je reste longtemps devant ce tableau de Delvaux à me poser d'inutiles questions. Ce train emportera-til l'épousée vers le bonheur? Ou est-il simplement là comme un fétiche pour le seul plaisir de l'artiste? Nul ne répondra à mes questions. Qui s'embarquera avec moi dans l'évasion de l'imaginaire? Qui me dira de cesser, de m'asseoir seulement devant le tableau et de l'admirer?
Je ne peux pas. Je revis le passé des autres, j'interroge muettement ces personnages disparus et j'attends qu'ils me répondent. Mais ils se contentent d'être là, comme une énigme dont je cherche en vain le secret qu'ils ont définitivement emmené avec eux.
LORRAINE
- Gravure "La Dame aux Camélias" (trouvée sur Google sans identité)
-"La robe de Mariée" de Paul Delvaux.