LA PREMIERE DANSE
Quand on a des frères et sœurs beaucoup plus âgés, il arrive qu’on se trouve dans des circonstances inattendues, qui mettent terriblement mal à l’aise.
Or donc, ce soir-là, nous allions au bal. Nous, c’est-à-dire ma sœur et son mari, mes deux frères et maman. C’était un « Bal de société » j’avais quatorze ans et une tenue tout à fait appropriée : la robe de demoiselle d’honneur portée le printemps précédent au mariage d’un cousin, identique aux trois autres demoiselles d’honneur qui complétaient le cortège. J’avais aussi enfilé les souliers blancs assortis à la toilette en soie brochée et je me sentais affreusement mal à l’aise. J’aurais voulu mettre mon petit deux-pièces bleu-roy du dimanche, qui ferait moins ostentatoire. Car je brûlais de gène et de colère. Je ne voulais pas aller à ce bal, je l’avais dit à maman, répété à mes frères qui se moquaient de ma timidité.
J’avais l’impression d’être mise en vente, ma robe affirmait que je venais pour danser, et je ne savais pas danser . Ma robe disait : « Invitez-moi » et je ne voulais pas être invitée. J’avais honte de mon âge, je me sentais bien trop jeune, trop godiche et si j’avais tournoyé un peu au mariage du cousin, c’était la plupart du temps avec des partenaires que je connaissais déjà, famille et amis. Mais aller au bal parmi des étrangers éveillait en moi un monde d’impressions sauvages et je ne rêvais que d’une chose : disparaître.
Nous entrâmes. On nous conduisit à notre table réservée. Je regardais par terre. Je ne voulais voir personne. Et d’une poigne décidée j’empoignai la chaise qui tournait le dos à la salle. En face de moi, maman me fit les gros yeux.
- Voyons, viens ici près de moi, laisse la place à ton frère…
Mon frère dansait déjà…Lui n’avait aucun complexe, il était élégant, beau, charmeur. Puis maman sourit à quelqu’un derrière moi, j’entendis : « Vous permettez, Madame ? », je me retournai, un jeune homme s’inclinait vers moi...
Maman, souriante, permit. J’étais debout, face à cet inconnu et lui lançai d’un air de défi : « Je ne sais pas danser… ».
- Eh bien, dit-il, je vous apprendrai…
Il m’apprit. Lui et d’autres, qui semblaient ne pas sentir mon pied maladroit écraser quelquefois le leur, habile et rythmé. Nous bavardions. Enfin, eux parlaient, moi j’écoutais, je rougissais, ils disaient « Mais vous voyez que vous savez danser, mademoiselle ? » et la demoiselle constatait sans le dire que peu à peu, mais oui, elle suivait mieux le cavalier, cessait de vouloir aller à gauche quand il l’entraînait à droite, trouvait même la bonne façon de poser discrètement la main sur l’épaule virile et commençait à compter ses pas pour la valse. Puis mon frère m’invita. Je cessai tout à fait de me raidir, je me laissai guider, avec lui tout allait vraiment bien. Quand il me ramena à notre mère, j’étais nettement plus sûre de moi.
Quand l’orchestre entama la dernière danse, un de mes cavaliers s’approcha vivement et m’offrit un gros bouquet de roses. « Vous êtes si gentille », me dit-il. Il s’appelait André. Je lui dis mon prénom. Il me ramena à la table familiale, dans le brouhaha des chaises qu’on recule, les vêtements qu’on va chercher au vestiaire. Il me sourit un peu tristement. Je ne le revis jamais.
LORRAINE
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