ANNIVERSAIRE
J'ai 89 ans depuis quelques jours. Cela n'a rien changé. Je suis la même qu'hier, qu'avant-hier, la même qu'il y a un an, deux ans, plus peut-être! J'ai simplement changé de chiffre. Parce qu'en fin de compte, cela n' a pas beaucoup d'importance, une année de plus! On la vit un jour à la fois, sans y penser. On est "soi" depuis si longtemps qu'on se connaît bien et je ne vois pas en quoi le fait d'approcher lentement de l'éternité engendrerait la peur, la panique ou la souffrance! Je réserve ma nostalgie pour les belles choses du passé et je guette les jours qui viennent comme autant de petites surprises.
Nul ne sait ce que lui réserve demain. J'aime toujours m'imaginer que demain sera beau. Les oiseaux de mauvais augure ne m'effraient pas; je ne les écoute pas. Ils m'ennuient. L'anniversaire n'est qu'une étape et le bien ou le mal peuvent surgir n'importe quand, à l'improviste. Alors pourquoi ce jour où l'on prend un an d'un coup devrait-il être un départ alourdi de mélancolie?
Un jour que mon mari et moi dînions au restaurant, la jeune femme de la table voisine attira mon attention: elle pleurait! Son compagnon semblait la consoler à mi-voix. Il tentait de la convaincre. Et j'entendis à travers les larmes qui coulaient sur le beau visage, ces mots désespérés:
"Tu es gentil mais j'ai quarante ans aujourd'hui, c'est affreux! Ma jeunesse est derrière moi, plus jamais je ne..."
Elle égrena un chapelet de renoncements que, détournée, je ne voulus pas entendre. J'étais partagée entre l'étonnement et une forme de colère. J'avais quelques années de plus qu'elle et je m'en portais bien. Ce désespoir futile annonçait une vie basée sur la beauté, l'apparence, les jeux de l'amour et du hasard, l'improvisation de la jeunesse, les amours qui passent, les lendemains qui chantent...Et après? Après, il reste tant de bonheur à semer, de tendresse à donner, de présence à assumer, de travail à construire, de vie dans laquelle se projeter et aider aux bonheur des autres.
Elle n'avait pensé qu'à elle. Elle ne penserait sans doute jamais qu'à elle. Malgré les imprévus, les désespoirs du deuil, les souffrances physiques ou morales, la vie est toujours en grande partie, ce qu'on en fait.
Je suis arrivée dans le grand âge. Cela fait déjà quelques années. Et je n'en souffre pas. Chance? Peut-être. Acceptation? Sans doute. Sérénité? Sûrement. Il me reste un an pour devenir nonagénaire...Un défi!
LORRAINE