CHEZ LAURETTE
Bien sûr, je pourrais vous parler de la chanson de Michel Delpech, qui me trotte souvent en tête, comme un souvenir au parfum de violette. Bien sûr, je vous entraînerais dans ma nostalgie du moment, qui me fait fredonner à bouche fermée l’air si délicat d’une époque révolue. Mais non. Je veux vous parler d’une autre Laurette, bien gentille et bien différente.
Elle déménage, Laurette.
Oui. Pour aller où ? Dans une maison de retraite, pas loin, proprette et accueillante. Je la vois s’en aller douce comme toujours, un peu rêveuse, un peu déjantée peut-être. Du désarroi, certes. Hier elle abandonne son trousseau de clefs sur la boîte aux lettres, qu’elle laisse ouverte en partant faire ses courses. L’autre jour, elle les perd ; et la semaine d’avant, elle sonne chez moi, affolée, parce qu’elle les a laissées sur la table du salon et a refermé la porte en partant ! Heureusement, j’ai un double.
Elle a 8O ans, Laurette. Nous sommes voisines depuis dix ans et depuis dix ans je suis aimablement consternée ! Elle avait la septantaine alerte, des intérêts pour l’actualité, le social, la politique, les étrangers, les voyages. Elle partait d’ailleurs, toujours un peu tête en l’air, vers des destinations qui l‘attiraient : l’Egypte, le Maroc, la Tunisie. Sans penser un moment que l’âge pouvait diminuer sa résistance à la chaleur, la force de ses jambes, l’adaptabilité à de nouveaux aliments, de nouveaux visages, des caractères inattendus. Elle s’en revenait heureuse mais épuisée. Elle se reposait dix jours et ne pensait plus à sa chute dans la baignoire de l’hôtel, son genou énorme et ses bras devenus noirs, puis bleus, puis jaunes...
Ceci pour dire que Laurette avait le caractère fonceur mais totalement imprévoyant. Et qu’il s’y mêle, en plus, un sens du désordre rarement rencontré.
Une place pour chaque chose...
Sans doute n’a-t-elle jamais eu le sentiment que l’ordre facilitait la vie. « Je range » prétend-elle, et j’opine. J’ai compris depuis longtemps qu’elle ne changera pas ; alors quand j’entre dans son salon, avec fatalisme j’enjambe des documents, des journaux, des coupures de presse, des lettres. Le sol est jonché de petits tas qui, pour elle, sont des catégories ! Pour m’asseoir, je pousse un peu une pile de vieilles revues, des relevés de compte éparpillés là à côté de dossiers ouverts, de papier A4, de brouillons. Happée par le moindre bout de message, elle le reprend, s’assure qu’elle l’a déjà lu, le relit une fois encore et finalement, le garde ! Les monceaux s’amoncellent, elle sépare en déposant sur le sol les éléments de moindre valeur, passe à autre chose et une heure après, ayant tout perdu de vue, recommence.
Laurette déménage !...Que fera-t-elle dans sa petite chambre étroite ? Comment les aides-soignantes accepteront-elles le désordre involontaire et fondamental qui la caractérise ? Comment, elle, vivra-t-elle l’obligation de trier, jeter pour que d’autres ne s’en chargent pas sans aucun état d’âme ?..
Je n’ai pas de réponse. Je m’interroge, et du fond du cœur, je lui souhaite un séjour paisible là où elle ne sera plus seule maîtresse à bord.
LORRAINE