LE PASSE DEFIGURE
La ville vrombit. On ouvre les trottoirs, on cisaille un vieux poteau, on creuse la chaussée, on démolit à grand fracas l’ancienne maison du coin, la suivante, toute l’allée...Pourquoi ? Pour rénover, embellir, reconstruire. Notre passé s’émiette.
Comme s’est émietté le passé de nos parents, celui de nos grands-parents. Par-ci, par-là, les démolisseurs ont préservé une vieille tour du XIVè siècle qui se demande ce qu’elle fait au milieu de l’alignement monotone des buildings à perte vue, tous à usage professionnel. Le soir, il fait sinistre. Le boulevard est devenu une autoroute, mais le personnel et les rares passants sont rentrés chez eux.
Ces bâtiments sans humanité remplacent des petites maisons qui brinquebalaient un peu, c’est vrai, sur leurs trottoirs bosselés. Mais dans la journée, les ménagères faisaient leurs courses, descendaient vers le centre, allaient au marché, s’arrêtaient familièrement devant une vitrine de bonbons vétuste et gaie, disaient un mot à la marchande. Et le soir, les réverbères allumaient leurs halos clignotants et doucement arrondis.
Oui, je regrette mon passé. Comme les enfants d’aujourd’hui regretteront un jour ce qui sera le leur : tout ce que je dénonce et qu’ils aiment, sans doute. Car nous nous attachons à ce qui constitue notre univers, qu’il soit beau ou humble, parce que nous y accrochons nos joies, nos espoirs, nos peines aussi. Et que tout cela est individuellement, irremplaçable !
LORRAINE (La Tour du Midi (Bruxelles)