LE PORTRAIT D'EMMA
Il y a longtemps, un peintre fit le portrait d’Emma. Elle me fascine. Je suis assise en face du tableau dans le salon d‘attente de la couturière, comme une dame en visite et je la regarde. J’ai 10 ans et, installée dans le fauteuil cramoisi, fatigué aux accoudoirs et garni d’une dentelle sur le haut du dossier, j’invente qui elle est, là, debout, légèrement appuyée au dossier du même fauteuil cramoisi. Je ne vois que ses cheveux de lumière, blonds jusqu’à la taille, presque trop bouffants, trop lourds et si effrontés ! Effrontés comme ses yeux qui s’empêchent de rire mais rient quand même, malgré la bouche sérieuse.
Personne ne veut me parler d’elle, ni maman qui claque les lèvres avec impatience, ni Justine la sœur d’Emma, cette personne aux grands cernes mauves dans un petit visage étroit et tout ridé, chez qui les dames d’ici viennent se faire habiller.
- Laissons le passé où il est, petite, derrière nous. Toi, tu as tout l’avenir…
Emma et moi nous regardons. Sa chambre était dans la tourelle et on y a remisé son piano. Sans doute jouait-elle du Chopin, la Valse de l’Adieu que ma sœur aînée interprète si bien, et d’autres. Elle portait des robes à fleurs et de petits souliers pointus. La maison est grande et ressemble à un château. J’ai entrevu par une porte entrouverte à mi-étage, où je m’étais aventurée pendant l’essayage de maman, un boudoir bleu fané, des lambris, des tapis, une lampe mandarine et toute la vie d’une autre époque m’est montée au cœur.
J’imagine Emma et ses talons claquant sur le carrelage du corridor, les volants de ses jupons et il me semble même respirer une touche de parfum citronné. Mon imagination stupéfiée attend un miracle, une résurrection, une Emma si vivante que les notes d’une chanson fredonnée m’emplissent faussement les oreilles.
- Que fais-tu, petite ? Qu’as-tu ?
Justine me prend la main. Du haut de son cadre, Emma bouge doucement les cils. Je suis prête à le jurer.
XXX
Beaucoup plus tard, après l’enterrement de Justine, on vendit les meubles et les bibelots et des robes à amples fleurs bleues, d’autres à manches épaulées en soie blanche ; et des chapeaux en veux-tu en voilà, en paille noire, en feutre surmonté d’une aile d’oiseau, un bob rouge et des bérets de diverses couleurs.
Et ce jour-là, je sus enfin qui était l’Emma de mon enfance. Le silence général avait gelé son histoire. Le décès de Justine autorisa les racontars et les vérités.
La jolie Emma avait séduit le fiancé de Justine la raisonnable. Son regard bleu, ses mains amusantes, ses phrases évasives, ses fou rires inconsidérés et l’irrespect involontaire d’une nature impulsive affolèrent le galant peu scrupuleux qui enleva Emma une nuit d’été. Maté par la dignité de Justine, le voisinage respecta la loi du silence. Quelques clientes plus proches tentèrent bien une question, mais le regard douloureusement muet arrêta définitivement la curiosité indiscrète. Les années passèrent. Justine refusa d’autres prétendants.
Le portrait d’Emma disparut dans le brouhaha de la vente. Qui envoûte-t-elle maintenant du haut de son cadre ? En pensant à elle, je ressens encore la séduction de son regard aigu et son irrépressible goût de vivre.
Et puis hier, à quelques minutes d’ici, dans l’étang du Parc Romain, par une nuit d’été une femme se noya. Malgré ses cheveux gris et son allure indigente, la police identifia Emma. Accident ou suicide ? Nul ne le sait encore.
Et si j’en parle à mon tour, c’est que j’aime les histoires tristes..
LORRAINE
Tableau de John Strevens