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LE CAHIER DU SOIR de LORRAINE
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LE CAHIER DU SOIR de LORRAINE
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2 août 2013

VOUS N'ETES PAS BIEN, MONSIEUR?

 

        Il n’aime pas la tempête. Derrière la baie vitrée, tétanisé, agrippé au dossier de la chaise, il la regarde. Elle se précipite vers l’hôtel, vers lui. Elle hurle, mugit et gronde, se vautre dans un chaos de vagues, rebondit par-dessus la digue, se retire et se lamente.  Il sait qu’il est à l’abri, que rien ne le menace, mais il se sent happé jusqu’au tréfonds de lui par la peur, insidieuse et collante. Suzy va arriver. Elle se moque de la tempête, de l’orage, du tonnerre qui roucoule ou tonitrue, des éclairs aigus comme des  pointes de feu. Elle se moque de tout, Suzy ! Même de lui . Surtout de lui quand, pelotonné sous la couverture, il sursaute à chaque hurlement du ciel.

 

        - Reste près de moi…

 

         Il l’a dit en balbutiant, l’autre jour. Et il a vu dans son regard non de l’apitoiement mais du mépris.

 

        - Il faut que ça change,  Gilbert, sinon… «  Sinon elle partira. Je le sais, elle est exigeante. Et surtout, incompréhensive. Tellement  incompréhensive ! »

 

Sa cage thoracique l’enferme comme une prison. Ce bruit sourd, c’est son

ORAGE 3

cœur ? Il tape, tape, s’affole, tressaute. Gilbert s’abandonne sur le divan et d’une main fébrile empoigne le coussin aux arabesques d’or qu’il serre contre lui en une illusoire protection. La tempête s’élève en crêtes qui éclaboussent le ciel. Même couché, il la voit. S’il ferme les yeux, il la voit encore. Et l’entend. Son odeur rôde, salée, dans la chambre, malgré la fenêtre fermée.

 

       D’un brusque coup de reins, il se retourne sur le divan. Une immense détresse l’envahit, un dur besoin de sanglots qu’il réprime, et en même temps une honte amère. Changer, cela veut dire  « se comporter autrement ». Cesser de craindre la tempête qui se répercute par-dessus la mer jusqu’à l’infini, cesser de monter six étages à pied pour éviter l’ascenseur, cesser de refuser l’avion qui terrorise ou le bateau qui donne le mal de mer (il l’avait déjà à 16 ans en barquette), cesser de revivre intensément ses cauchemars et d’y lire des présages. Ses nerfs lui font mal.  Un éclair jaillit de la mer et tonne longuement. Le ciel déchiré libère l’orage, un grondement roule à ras des flots, les vitres ruissellent et tremblent, toute la chambre s’illumine et, plié en deux, le coussin sur les yeux,  Gilbert suffoque. « Pitié ! Quand  tout cela va-t-il cesser ? Un calmant ! Non, deux. Dans l’état où je suis… »

 

        L’eau gicle moins sur le rebord de la terrasse. Un éclair strie l’horizon comme une flèche brisée, le vent l’injurie d’un gloussement qui se faufile le long des maisons, pousse les carreaux, cingle les portes geignantes qui résistent pourtant.

 

        « Encore un peu de patience.  C’est bientôt fini. Après, tout ira bien. Suzy va arriver. Il faut que… »

 

         Trop tard.  Elle entre comme on triomphe, le capuchon ruisselant, la joue animée et (c’est inconcevable !) joyeuse !

 

         - Quel temps ! Figure-toi que j’ai couru le long des maisons et…Qu’est-ce que tu as ?

 

         La phrase jaillit, brutale, comme une gifle. Sans vergogne, elle le dévisage. Etonnée un instant, puis aussitôt menaçante. Elle a son air de fauve à l’affût.  Sa petite bouche gaie se resserre, ses sourcils aigus se froncent.

 

           - C’est l’orage, non ?

 

      Paralysé, debout devant elle, il se tait . Que ferait-il d’autre ?  Ses immenses yeux d’enfant puni interrogent, quémandent, supplient.

 

- Suzy, je t’en prie.

- Ah ! non, s’il te plaît, ne recommence pas ! Aujourd’hui l’orage, demain quoi ? Tu quitteras le Musée du Château  sous prétexte que tu n’aimes pas la foule ! Et mardi, quel  prétexte ? On va aux cascades de Coo.  Tu sais qu’on prendra le télésiège ?

 

  Non, il ne sait pas. Suzy a tout organisé, rien expliqué: une escapade de huit jours,  « un batifolage, laisse-toi mener, pas trop de kilomètres, le contraste des régions bien typées. J’adore ! ». Elle n’a pas demandé s’il adore, lui !

 

 « Le télésiège ! Pourquoi ? S’élever dans les airs, comme ça, lentement, tenus par un fil, dans un paysage qui s’éloigne, monter, monter… Et si le câble se brisait ? C’est arrivé en Allemagne : cinq tués. Et puis, j’ai le vertige, je… »

 

  -Gilbert, tu m’entends ?

 

  Non, il n’a pas entendu. Il se concentre, il s’oppose à  l’incoercible angoisse. En vain.  Elle déferle,  le cramponne dans le ventre, dans l’estomac, monte à la gorge…

 

  - Suzy, je t’en prie, essaie de comprendre…

 

   Elle se retourne, hautaine, superbe :

 

- Tu me parles de quoi, là ? Tu voudrais que je te comprenne, toi ? Que je comprenne un poltron ? Pire, un pleutre !

 

  « Pleutre ! Elle l’a dit. Elle en mourrait d’envie. Depuis le temps qu’elle en est sûre ! »

 

   Douloureusement,  il fait face.

 

    - Pourquoi es-tu méchante ? Tu sais bien que je suis un angoissé…

 

   -  Tu me l’as assez répété ! Essaie d’être un homme, bon sang, pas une lavette !

 

    L’orage cesse brusquement. Le soleil déchire un nuage et profile sa clarté soudaine sur le mur de la chambre.

 

    « C’était le même soleil cet après-midi-là… Je terminais ma révision de biologie. J’étais content, quand je l’ai vu … »

 

 - Gilbert, secoue-toi, on va souper!

 

- Je viens, oui.

 

« Ca a commencé deux ou trois semaines plus tard. Personne ne s’en est

aperçu au début et, moi-même, je n’en ai pris

femme perplexe

conscience qu’au Grand Bazar. Il faisait chaud, j’étouffais, je cherchais une chemise d’été et soudain le vendeur m’a dit : « Vous n’êtes pas bien, Monsieur ?  Un malaise passager, rien de plus.  Un peu de surmenage. Pour changer d’idée, je me suis promené dans Paris presque vide au mois d’août. Je n’avais pas de but, j’ai suivi les touristes au Musée Grévin. Et puis, dans le Palais des Mirages , quand les miroirs ont commencé à tourner, tous ces reflets m’ont ébloui. Je voulais sortir mais j’étais enfermé parmi tout ce monde et quelqu’un a dit : « Vous n’êtes pas bien, Monsieur ? » Dehors j’allais mieux.  Mais je marchais le long des murs à cause d’un léger vertige. »

 

- Presse, Gilbert,  je t’attends en bas…

 

Elle est redevenue celle qu’il a aimée au premier coup d’œil. Tendre quelquefois, belle toujours, exaspérée de plus en plus. Il enfile un pull aussi bleu que ses yeux, sourit avec désenchantement :

 

« Et dire qu’elle me trouvait l’air viril ! Viril ! »

 

Il se souvient.  Le troisième malaise l’a saisi près de la Bourse. Il a cru qu’il ne sortirait jamais du parking souterrain. Un demi-jour luisait sur les carlingues rangées entre les gros piliers.  Une odeur poisseuse d’essence et de caoutchouc, l’air confiné l’ont  affolé.

 

« La lumière de l’ascenseur était livide. Moi aussi.  Je me voyais dans la glace. En sortant, je titubais. Peu à peu, j’en suis venu à ne plus sortir de ma chambre. Chaque semaine,  j’ouvrais la porte avec peine au livreur qui me ravitaillait. Je me sentais ridicule, la frousse me foudroyait dès que j’apercevais le couloir. Un jour, j’ai voulu à tout prix faire quelques pas dehors. Je suis tombé.  J’ai rampé… La voisine a appelé l’ambulance. J’étais inanimé sur mon paillasson. »

 

Le docteur a bien soigné  Gilbert. C’est grâce à lui qu’aujourd’hui il vit comme tout le monde. enfin, à peu près !

 

- Vous allez mieux, dit-il, beaucoup mieux.

 

 Oui, après six mois de clinique et de thérapie.  Si on veut. 

 

 « Incontestablement je vais mieux. A condition d’éviter un meeting d’avions, un bon film au cinéma (on respire mal et puis, s’il y avait un incendie ?), la campagne où les guèpes abondent, le panorama vu du bord de la falaise, la foule des festivités publiques, les voyages organisés, les embouteillages (c’est pour cela que j’ai revendu ma voiture), le métro (quel cauchemar, cet enfermement !)..Je vais mieux, c’est évident. Ca ne se remarque pas ?...

 

Rien à faire. La panique est là, tapie en lui. Elle ne prévient pas, surgit dans

desespere

la salle d’attente du médecin, trépigne au bureau de poste où la file piétine, halète quand les voyageurs prennent le compartiment d’assaut, le colle au mur sans raison s’il traverse une ruelle obscure.  Et par-dessus tout, elle le tient à distance des balustrades des terrasses, et du fer forgé des vieux balcons.

 

La porte s’ouvre brutalement :

 

- Alors tu viens, Gilbert ?

 

La voix est hostile. Avec lassitude, il répond :

 

- Je viens.

 

Et docilement, il suit Suzy jusqu'au restaurant, à la table réservée  près de la fenêtre.  Elle ne voit pas la honte qui le submerge.

 

x                       x                      x

 

C’est d’abord un murmure. Lointain.

 

- La houle est méchante, commente un dîneur dans son dos.

 

Gilbert mange à peine.

 

« Quand j’ai vu passer mon frère, je ne m’y attendais pas. Rien ne le laissait prévoir.  Nous avions joué ensemble au tennis le matin. Il était comme d’habitude. »

 

- Je te parle, Gilbert.

 

- Oui, excuse-moi. Tu disais ?

 

- Qu’on n’en a pas fini avec cette tempête. Tu vois ces vagues ? Quel spectacle !

 

Un spectacle ! Oui, l’orage reprend, dirait-on. Un hôtel sur la digue c’est parfait quand il fait beau. Mais avec ce vent…

 

- Et rebelote, dit le voisin derrière lui.  Quel pays !

 

Un éclair cisaille l’horizon et pétrifie le visage de Gilbert. Le ciel craque de partout. Une vague escalade la digue, laisse une traînée de mousse, se retire.

 

- Je monte.

 

Il a jeté sa serviette sur la table et repoussé sa chaise.

 

- Tu montes ?

 

Il n’est plus là. Couché de tout son long sur le lit, il sanglote nerveusement.

 

- Tu es dingue ou tu as la frousse ?

 

Suzy claque la porte derrière elle. La colère la décompose. Ses yeux mauves brillent de fierté bafouée, de rancœur, de haine.  Oui, de haine.

 

- Je te quitte, tu entends, je te quitte ! J’en ai par-dessus la tête de tes caprices, de ton cirque, de tes états d’âme ! Je croyais t’aguerrir, mais tu régresses, mon pauvre ami !  Tu régresses !

 

« Qu’elle se taise. Il faut qu’elle se taise, sinon je l’empoigne, je… »

 

Il ne sait pas, il ne sait plus. D’un bond il se dresse, chancelle un peu. La

 

tempête arrive au galop. La tête lui tourne, mais il n’a plus peur. Il va la mater, cette furie, il va montrer à Suzy qu’elle a tout faux, qu’il est un homme, pas une mauviette. Un pauvre homme déséquilibré, sans doute, mais pas un lâche. Oh ! non, pas un lâche ! La preuve, il ne lui a jamais dit…

 

- Qu’est-ce que tu fais, Gilbert ?

 

La voix s’angoisse. D’un geste ample, il ouvre les battants de la terrasse. Le vent s’engouffre, hurle.

 

- Ferme ça, tu es fou !

 

Mais il s’entête. Une exaltation fiévreuse l’envahit.

 

- Tu vas voir si j’ai peur ! Tu vas voir si je suis un pleutre !

 

Déjà il est sur la terrasse Soudain terrifiée, elle met les mains sur sa bouche. Gilbert dégouline de pluie, yeux fermés, bras écartés, il semble braver le ciel, triomphant.

 

-Gilbert !

 

Il rouvre les yeux. Soudain, l’horizon tournoie. Et brusquement, dans le bas-ventre, la tenaille de l’angoisse l’empoigne. Sa brève fanfaronnade a fait long feu. Epouvanté, plaqué par le vent à la façade détrempée,  il recule vers la chambre à petits pas obliques. Suzy ricane :

 

- C’est fini les beaux discours ?  Allez, rentre…

 

« Elle n’a rien compris. Elle ne sait pas que Fabien a choisi ce jour-là et que je l’ai vu … »

 

Il titube. Sa tête va éclater. Il n’a jamais rien dit. Il est trop tard pour expliquer qu’il est malade mais pas poltron. Emporté par la violence du vent, il a lâché l’illusoire soutien du mur, se raccroche à la balustrade…

 

- Reviens, Gilbert, ne sois pas bête !

 

Bête ? La tempête rit comme une hyène. Le vent tourbillonne, le vertige ressemble à un carrousel d’enfant qui monte et descend.

 

« Quand nous étions petits, Fabien et moi on chevauchait l’un près de l’autre.  Cette balustrade est basse, c’est dangereux, je n’ose plus la lâcher.  Ma tête tourne… ».

 

Le tonnerre rugit à ses oreilles. Il ne sait plus où il est. Dans un effort aveugle, il abandonne la rampe pour revenir vers la baie vitrée, chancelle et tente désespérément de se retenir. Les murs glissent, il ne voit plus rien.

 

«Où est la porte du balcon ? Je suis sorti, je dois bien pouvoir rentrer… Quand j’ai vu mon frère passer devant la fenêtre, rien ne le laissait prévoir. Je savais bien qu’Anita avait rompu. Ce n’était pas une raison pour sauter du 3ème étage…Quand il était enfant, il aurait voulu s’envoler. C’est ce qu’il a fait »..

 

-Gilbert ! hurle encore Suzy.

 

La rafale, dans un galop infernal,  se jette sur la digue. Elle a duré trois secondes. Trois secondes pendant lesquelles Gilbert, emporté,  toute honte bue,  comme son frère a eu l’impression de voler…

 

 

 

LORRAiNE

 

 

 

         

 

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Commentaires
L
Oui, tu me rassures, chère Brigitte, j'avais peur d'allonger les souffrance de ce pauvre angoissé arrivé aux portes de l'enfer! Suite à un très gros surmenage, j'ai connu ces crises d'angoisse et je peux te dire que tout s'effondre en soi et autour de soi. Grâce à un médecin parfaitement à l'écoute et qui m'a aidée par petites doses de médicament, j'en suis totalement sortie après deux ans...Mais deux ans, c'est long! Surtout en continuant à travailler et à dssimuler aux autres les moments difficiles! Mis tu vois, on en sort...Parfois!<br /> <br /> Bisous,<br /> <br /> Lorraine
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B
Non ,non ta nouvelle n'est pas trop longue ,je te rassure ,elle se lit d'une traite.Histoire terrible et je suis contente de savoir que tu ne subis plus de crises de panique <br /> <br /> Bises et bonne semaine Lorraine
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I
J'ai voulu décrire la panique, pour ceux qui l'ignorent ou n'y croient pas. Pour l'avoir vécue (et en être sortie tout à fait grâce à un neurologue très compréhensif), j'ai pu rendre les souffrances qu'elle inflige. Peut-être le txte sera-t-il utile à certains.<br /> <br /> Merci, Carole, heureuse semaine,<br /> <br /> Lorraine
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C
Un récit très prenant, très fortement construit, qui nous dit bien ce qu'est la "panique" (la vraie, celle qui saisit le corps et l'esprit et détruit toute volonté) : l'enfermement en soi, l'incapacité à quitter le passé, et l'impossibilité à communiquer.
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M
Ton récit...sublime...triste et angoissé...intransigeante Suzy...personne ne comprend "l' angoisse" ...tapie au fond de nous...c'est rien quelque fois... un simple mot suffit à ce qu'elle vous prenne à la gorge et ne vous lâche plus....<br /> <br /> Je ne m'attendais pas à ce drame...pourtant oui il faut que çà s’arrête...!<br /> <br /> Je t'embrasse, bonne journée à toi.<br /> <br /> Marielle.
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