ANOREXIQUE OU BOULIMIQUE?
Je la connais bien, elle est jeune, jolie, mince. Trop mince. Elle se pèse avec angoisse, constate avec désespoir qu’elle a pris 200 grammes, se jure de les perdre aujourd’hui même. Elle dit : « Je vais m’en occuper ». En se restreignant à table,en refusant non seulement l’entrée mais le plat, ou alors elle se contente de l’entrée et « chipote » pour éliminer ce qui pourrait sembler gras, se contente d‘une salade, d’un peu de jambon maigre, d’un verre d’eau.
Voici son portrait. C’est celui de quantités d’anorexiques ou de boulimiques, la nuance étant difficile à cerner par le commun des mortels. Seul un psychiatre ou un psychologue pourrait situer le trouble et aider celle ou celui qui en souffre. Ce témoignage peut en aider certains.
XXX
"J’ai 29 ans. Nous passons quelques jours à la campagne. Le dîner fut à peu près semblable à celui de la veille. Ma tante servait les spaghettis à la pelle. Ils étaient super, à la sauce bolognaise, ni trop ni trop peu. Bien. Après on a eu droit à un morceau de tarte aux pommes. J’aime la tarte aux pommes. Beaucoup. Mais quoi, chacun avait sa part, c’est normal.
On est allés au jardin. La soirée était douce, maman dans un fauteuil pliant, bavardait avec sa sœur. Mon frère et mon cousin faisaient une partie de tennis. Je pensais à Rodrigo. Il ne m’avait pas écrit depuis le début des vacances. A l’Unif, on se voyait, on était ensemble, pour tout dire. Je le trouvais a-d-o-r-a-b-l-e ! Genial et beau!…Ah ! ce qu’il était beau ! Et puis, comme s’envolent les papillons, il a disparu. Rien, pas un mot, pas une carte. Je comprends vite dans ces cas-là. Mais j’ai mal. Je ne le dis jamais, mais j’ai mal à me rouler par terre. Je fais semblant, je souris, je m’interdis de parler de lui même à ma meilleure amie. Depuis qu’on est ici, c’est pire. Hier, je me suis levée pour calmer un mélange de peine et de colère. Tout le monde dormait, je suis descendue à la cuisine. J’ai pleuré les bras sur la table. Et puis j’ai craqué.
Moi, manger me console. Cela fait très, très longtemps.. Je ne sais pas exactement quand ce besoin a commencé, mais c’était un besoin furieux, vorace. Alors, hier, j’ai tout raflé : les pommes dauphinoises qui restaient de midi, le fromage rapé au fond du pot, une tranche de saumon bien enveloppée, la boîte de pralines entamées, la confiture de cerises, et même les cornichons…Je sais bien, je ne devrais pas. Mais quand je commence, je ne peux plus m’arrêter. Je ne peux plus ! Ma faim augmente à mesure que le frigo se vide. Je pleurais, les larmes coulaient sur mes joues, mais il fallait que je mange. C’est comme si on bouche un trou béant. Plus on l’emplit, mieux je me sens. Je mastique, j’avale, je mélange, je me dépêche et puis…je régurgite le tout. Je redeviens mince comme un mannequin, on me dit d’ailleurs que j’ai une taille de guèpe, et seuls mes proches savent…parce qu’ils ouvrent le frigo, eux, et découvrent le désastre.
Maman veut que je me fasse soigner. L’anorexie est une maladie. C’est sûr. Mais je n’ai pas le courage de consulter. On va me faire jeûner et je vais retrouver, intacts, tous mes chagrins, . Rodrigo en tête. Je ne peux pas, non, je ne peux pas. Cette nuit, je finirai la tarte aux pommes. Je le sais déjà. Je suis incurable."
LORRAINE