L'AMANT
Ce que je venais de dire à la vieille marquise Guy de Ruiz était l’exacte vérité : je partais pour toujours. Je quittais son château, son pavillon de chasse, ses réceptions, ses soupers aux chandelles, ses falbalas, ses bijoux, son lit.. . C’était hier, après l’amour.
Elle a ri. Elle me tient depuis si longtemps. Elle ferme les yeux sur les murmures étouffés des petites bonnes quand je les pousse dans une embrasure, elle fait semblant d’ignorer les regards assoiffés que je lance aux invitées plus jeunes, elle feint de ne rien voir mais me couve d’un œil féroce. Elle règne. Elle hypnotise. Elle décline...
Je n’ai rien. Je suis le fils de son majordome. Je n’ai jamais travaillé. Je suis passé de ma chambre à la sienne. J’avais 17 ans. Elle était belle, amusante, souveraine, courtisée et moi, faraud, je me disais : « Essayez toujours, messieurs, c’est moi qu’elle aime »...Flatté, oui, je l’étais. Heureux ? C’est quoi, heureux ? Fier, élégant, désiré, envié, haï, et intouchable... Dix ans à porter les plus beaux vêtements, déguster les plats les plus fins, dormir dans les draps les plus doux...et la voir vieillir, doucement, cruellement, sans recours.
Je pars. Je suis une boussole sans Nord, un être sans avenir. Mes mains élégantes ont la paresse des soirées où l’on danse, en caressant subrepticement la rondeur d’une épaule. Une infinie lassitude m’engourdit. Je n’ai aucun courage, j’ai toujours été un faible. Le train roule vite, nous allons aborder le virage sous le tunnel. Oui, j’ai mon révolver...
« Monsieur !..monsieur. !..Trop tard. Il est mort... »
LORRAINE
(Peinture de Bernard Buffet 1964)