LE PETIT MONDE D'AUTREFOIS
Quelquefois, je me dis que naître dans une maison au coin d’une rue a été pour moi une grande chance. C’est comme si je vivais dans deux mondes ayant chacun leur originalité, leurs particularités.
J’ai déjà parlé de l’Hospice des Aveugles (« Les jours enfuis – 26 mai 2015) , essentiellement pour raconter ce que mes 5 ans pouvaient comprendre. L’Hospice descendait juste devant chez moi , le long mur aveugle (lui aussi !) s’étalait amplement. Il servait de support aux affiches que, tôt matin, s’en venaient coller des peintres en combinaisons blanches. Ils amenaient leurs hautes échelles en camionnettes, les hissaient quelquefois à la hauteur d’un premier étage et faisaient un signe amical à la fillette qui, de sa fenêtre en face admirait le spectacle. Les affiches, très hautes et très larges, se collaient par pans et exigeaient une grande maîtrise.
Je recevais alors en plein visage le sourire du « Bébé Cadum », son teint de pêche et son fameux savon, ou encore le Pierrot lunaire franchissant à saute-mouton sa bouteille de Spa.
Plus loin, là où personne ne collait rien (un écriteau l'interdisait formellement sous peine d'amende), les garçons jouaient à la balle pelote, s'encourageant de la voix, rouges et lestes, et grands comme mes deux frères adolescents Ils faisaient aussi le tour du bloc sur un vélo de course, en maillot de couleur, une casquette enfoncée sur la tête, la visière en arrière, pliés sur le guidon Alors je me détournais. Je n'aimais pas les courses. J'allais à la fenêtre de l'autre rue, la rue Blaes, surtout le dimanche quand dès le matin elle grouillait de monde. Alors arrivaient les chanteurs des rues.
Lui, un grand sec en costume de velours brun, la casquette sur l'oreille, haranguait la foule. L'accordéon en bandoulière, il en tirait de soudains accords déchirants, puis une petite musique aigrelette qui préludait à la chanson. Elle, le chapeau de feutre noir enfoncé jusqu'aux yeux, le manteau vague et court qui découvrait de fortes jambes en bas de laine , noirs eux aussi, scrutait les amateurs du dernier tango ou du refrain troupier.
Et soudain, serrant contre elle les partitions qu'elle vendrait ensuite au public alléché, elle entonnait "Dolorosa, c'est la femme des douleurs...", ou encore "Les papillons de nuit s'envolent vers la flamme., comme au feu de l'amour s'en vont toutes les femmes...". Son pied nerveux battait la mesure, au bord du trottoir, des jeunes reprenaient en hésitant un peu le couplet à la mode, puis, tout en guettant l'agent de police qui les ferait circuler, lui et elle faisaient la tournée rapide du cercle qui se dispersait déjà. Plus d’une fois, l’un de mes frères descendait promptement sur le seuil et en ramenait la dernière chanson fredonnée.
Un peu plus loin, les chanteurs reprenaient leur succès du jour qui égayait la rue de printemps…
Je n’en avais pas du tout conscience, mais mes séances à la croisée m’ouvraient un univers disparate qui m’apprenait que nous ne sommes pas égaux devant la vie , et développait jour après jour, le si utile sens de l’observation.
LORRAINE