JE SUIS ENTRE DANS LA RONDE
Ce matin pour la première fois depuis longtemps, je me suis réveillé en sachant où j’étais. J’avais un vague sentiment de souffrance, qui ressemblait à un souvenir . Je voyais des ombres qui dansaient en lançant loin des cartables , et il me semble qu’elles chantaient. Des ombres ne chantent pas, d’habitude. Mais c’était l’ombre des profs qui envoyaient les cahiers au feu et les étudiants au milieu. Ils en avaient ras le bol, ras la casquette, et moi aussi.
Alors, je suis entré dans la ronde, comme les autres j’ai crié « A bas le système ! A bas l’école ! A bas les jeunes » » je n’en pouvais plus de crier. J’étais emporté, tourbillonnant, dans la ronde infernale. Certains collègues restaient en dehors, ils faisaient des gestes de conciliation mais Julie, Adrien, Chantal et Pierre et aussi Fabian, et aussi Bernadette, continuaient à chanter « les cahiers au feu et les jeunes au milieu ». C’était drôle d’envoyer nos serviettes d’enseignants dans le ruisseau, de hurler comme le font les 5ème professionnelles dans la cour de récréation. Que dis-je ? Crier ? Gueuler ! Oui, j’ai gueulé. Je m’en suis donné à cœur joie. Tout est sorti. La colère, l’indignation, l’incompréhension, la revendication, la supplication, tout ce qu’on ressent sans rien dire, et qui nous étouffe.
Et puis, plus rien. Ce matin, pour la première fois depuis longtemps, je me réveille dans un lit d’hôpital. Il paraît que j’étais dans le coma. Il paraît que j’ai reçu une pierre sur la tête, lancée par François, le meneur de la classe. Il m’a visé, il ne m’a pas raté. Depuis combien de temps, Mademoiselle ? Trois semaines, vous dites trois semaines ? je pourrai sortir quand ? On ne sait pas ? Pourquoi ? On ignore comment je fonctionne ? On pense que peut-être je devrai démissionner ? C’est quoi, cette embrouille ?..
Je le sais, au fond de moi. Les profs ne peuvent pas se rebeller. Les profs n’ont pas le droit de... Et les jeunes ils ont le droit, eux ?...
LORRAINE
Tableau Albert Anker - 1848:" La classe"