L'AMOUREUX
On ne choisit pas son « amoureux » quand on a neuf ans ! C’est lui qui vous choisit. Il n’en dit rien, mais tout ce qu’il fait le prouve. Du moins le mien, Raymond, un enfant sage. Tellement sage qu’il m’exaspérait ! ..Il était trop bien, Raymond, trop ondulé, trop propre, trop d’accord avec moi, toujours...
A l’époque, nous jouions sur le boulevard à l’ombre des grands arbres, sur le terre-plein où chaque année s’installait la foire du Midi. Nous nous en sommes donné à cœur joie, de ces concours pour qui courrait le plus vite ; presque chaque fois, nous arrivions à égalité, battant les autres, garçons ou filles. Ce qui leur donnait, à eux aussi, des idées. Ils disaient :
« Ton amoureux n’est pas encore là ? » ou « Tu es « avec » Raymond, hein, Lorraine ? » ou encore "Raymond a un "bountje" pour toi"! (1)
Je bouillonnais de colère : je "n’étais" avec personne et ne voulais personne, c’était clair. J’avais très vite décidé de choisir toute seule l’homme de ma vie et déjà à 9 ans je m’élevais quand un finaud écrivait à la craie sur la porte de la maison « Lorraine est avec Théo », un autre soupirant ! Maman riait, moi j’effaçais de toutes mes forces l’inscription et le pauvre Théo qui n’y pouvait rien, n’osait plus me regarder ou me dire bonjour.
Raymond, lui, assumait calmement mes caprices. Quand nous jouions à la corde entre filles, il passait l’air de rien, s’arrêtait, finissait par demander : « Je peux jouer avec vous ? ». A quoi je m’empressais de répondre : « Oui, si tu tournes ». Je lui donnais le bois de la corde et il tournait pendant que je sautais en cadence : « Deux, quatre, six... ». Comment voulez-vous que j’aie de l’admiration pour ce garçon soumis ?Jouions-nous à cache-cache derrière les arbres et les bancs ? Il arrivait, restait là en spectateur, finissait par oser : « Je peux jouer avec vous ? » et recevait la même réponse : « Oui, si tu y es »...Et docilement, pendant que les filles couraient se cacher, il « y était », appuyait son bras contre le marronnier , se cachait les yeux et comptait jusqu’à cent.
Plus tard, il m’a accompagnée à mon premier thé-dansant. Et docilement, il faisait le tour de la salle pour qu’un autre puisse m’inviter. Il dansait très bien, mais je ne voulais pas qu’il s’illusionne. Donc, il revenait s’asseoir à la table quand j’étais sur la piste.
Quelquefois, je pense à lui et je me reproche mon involontaire cruauté. C’était un ami sûr. Il assista à mon mariage. Après quoi, nous ne le revîmes jamais.
PASSANTE
(1) "Bountje" veut dire "béguin" en bruxellois.
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