LES BARBELES DU TEMPS
Je suis prise dans les barbelés du temps ; Ils m’immobilisent
chaque jour un peu plus. Et tandis que la vie me coince, me confronte à la
fatigue, ma lucidité s’accroît. Je
suis une loupe grossissante qui voit clairement vivre les autres. Ils sont
prévenants et se réjouissent de mon enjouement. Ils ignorent l’effort que
demandent les renoncements successifs.
- Non, je ne viendrai pas au théâtre. Tu sais, je me détache un
peu… »
C’est faux. J’adore le théâtre. Mais mon corps regimbe à sortir
l’hiver, à escalader les gradins en titubant un peu (il n’y a pas de rampe
rassurante), à trouver son fauteuil au milieu d’une rangée de jambes alignées.
Voir l’exposition de Léonard de Vinci m’aurait comblée. Je suis une
contemplative ; Mais la foule m’angoisse désormais et les longues stations
debout m’épuisent. Alors, je renonce. Depuis plus d’un an, j’ai préparé un modeste recueil de poésies destiné
aux miens quand je ne serai plus là. Je n’ai pas cherché d’éditeur, je ferai
simplement relier des photocopies.
Mais je ne puis y aller seule, je n’ai plus de voiture et j’ai renoncé au métro
archi-bondé. Alors j’attends… Je sais bien qu’un jour viendra …mais
quand ?
Je renonce à dire la vérité. A 40 ans, à 60 ans, à 70 ans on peut
avouer « Aujourd’hui j’ai le cafard ». Cela arrive à tout le monde.
Et tout le monde l’accepte. A 86 ans,les proches risquent de s’inquiéter. Donc on se tait. On craint de peser,
d’être une charge. On répond allègrement : « Moi, je vais bien ». Les autres sont rassurés, c’est
l’essentiel.
ET MAMAN, ?..
J’entends les échos de la vie active. Je me souviens de la mienne. J’ai
des remords. Ai-je été suffisamment voir maman en son grand âge ? Elle
habitait dans la maison de ma sœur, qui était femme au foyer. Cela me donnait
bonne conscience. Et je travaillais beaucoup. Mais n’a-t-elle pas ressenti avec mélancolie que sa petite
dernière la délaissait ? N’a-t-elle pas souhaité que je passe une
après-midi entière avec elle à parler de nous, d’autrefois ? Jamais elle
n’en a rien dit. Et pourtant !... Aujourd’hui je comprends qu’on peut
espérer qu’un jour sa fille, pour rien, sans motif, vienne passer quelques
heures pour bavarder. Parce que demain il sera trop tard.
Vieillir, c’est regarder par une fenêtre, voir ceux qui vont, qui
viennent, agissent. Et accepter de n’être plus qu’une spectatrice. Nous ne
jouons plus dans la cour des grands. Notre temps est passé. Nous sommes dans
l’antichambre d’une autre vie et si nous taisons nos moments de spleen, c’est
pour ne pas inquiéter les plus jeunes . Eux aussi ont leurs problèmes,
tellement lourds à porter et si souvent difficiles à résoudre !
Je n’ai pas d' amertume. Je
suis un témoin qui s’exprime. Et j’ai cette chance si précieuse : j’écris !
Donc, finalement, je ne suis jamais seule, même si j’en donne l’apparence :
écrire me relie au reste du monde, non par le nombre de lecteurs mais par la
pensée qui rejoint tous ceux qui, comme moi, voudraient « se dire »
et ne peuvent le faire. C’est finalement une excellente thérapie.
PASSANTE