JE SUIS CANTINIERE
XXX
« Champagne pour tout le monde ! ».
Je suis cantinière et servir les hommes, ça me connaît. Alors, le 11 novembre, c’était la liesse. La liesse ? Si je dis ça, c’est parce qu’ils étaient contents, les pioupious, même Roger avec son œil sanguinolent et Joseph le mollet arraché sous le bandage maculé de sang, de plus en plus maculé..
On l’avait ramené à l’arrière l’avant-veille, il divaguait, il repoussait de la main des choses qu’il voyait et qu’on ne voyait pas, nous autres. Pour l’Armistice, on lui a permis d’être couché sur son grabat à côté de Pierre dont les mains tremblaient tellement qu’il ne pouvait pas tenir son verre.
Cela lui était venu dans les tranchées quand il avait heurté en reculant le corps boueux de son frère Edouard, dont les pupilles dilatées regardaient le ciel. Il n’a pas pu lui fermer les
yeux, on le poussait, c’était un sauve-qui-peut, les schrapnells tombaient comme une pluie de feraille, il criait « Edouard ! Edouard ! », mais Jean-Baptiste l’a entraîné, l’a tiré de là, comme il avait ramené l’adjudant fou en plein fou-rire. L’adjudant, pas Jean-Baptiste. Lui, c’est un dur à cuire et un chançard. On en voit des comme lui qui s’en tirent à tous les coups, ou rentrent d’une hécatombe avec seulement une entorse. C’est vous dire !
Jean-Baptiste aide Roger à boire son champagne. C’est difficile mais il y arrive. Les bottines crottées de Joseph, il n’en a plus besoin, on les a données à Yves qui boitillait, un pied nu l’autre chaussé, lui-même ne sait pas pourquoi.
- Encore un peu de champagne, Rose. On a gagné. Et cette guerre, c’est la der de der...
Le sergent m’offre un verre. On trinque. On ne sait pas si c’est le vent de novembre qui ulule ou les moribonds. Tout le monde ignore où est passé Charles. Il était pourtant avec eux quand les tirs ont cessé et que des deux côtés dans les tranchées on s’embrassait. La guerre est finie !
Oui, mais les Gueules Cassées, je pense à ceux que je connais, Valentin, Ignace, Arthur, les autres. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Sans figure, sans nez, la joue arrachée, et ces pansements vigoureux que les médecins s’efforcent de rendre humains et n’en restent pas moins un masque affreux qui fait peur...
Antoine boit son champagne. Il n’est pas blessé, il chantonne. L’ennui, c’est qu’il n’arrête pas de chantonner, il a l’air de ne pas nous voir, comme s’il nous avait quittés pour un monde meilleur.
« C’est le choc », dit le docteur. « Mais il reviendra sur terre, docteur, il me reconnaîtra ? ». Car Antoine est mon amoureux, on s’est promis de s’attendre. Mais s’il continue à chantonner, Antoine, s’il continue à ne pas me reconnaître, qu’est-ce qu’on deviendra ?
Je sers.
- Rose, champagne pour tout le monde(
LORRAINE