LES JOURS ENFUIS
Dans la rubrique « MA VIE à L’ENVERS » je réunis les souvenirs qui soudain semblent sortir d’une boîte à surprise. Ils sont là, je n’ai rien sollicité, et me voici dans ce passé où je me retrouve bébé, fillette ou adolescente. Quand je compare ce temps-là à aujourd’hui, je mesure les progrès de la société en général mais aussi ses démesures. C’est pourquoi j’ajouterai quelquefois une « Annexe » qui éclairera l’anecdotique en éclairant l’essentiel : une société en marche.
XXX
Nous habitions un quartier très animé, la maison faisait le coin et la lumière se diaprait selon qu’elle entrait par une rue ou par l'autre. En changeant simplement de croisée, on changeait aussi de monde.
Non loin de la Porte de Hal, la rue du Remblai allait un peu de guingois, sur des pavés disjoints, elle avait un calme de province, coupé seulement par le ronronnement de la menuiserie voisine. L'odeur de copeaux m'arrivait parfois par-dessus le mur de la cour mitoyenne et je restais là, assise sur mon petit banc, engourdie de soleil, bercée, heureuse.
En face de chez nous, un long mur compact grimpait jusqu'en haut de la rue, tournait , redescendait par le boulevard extérieur, revenait ceinturant l'imposant Hospice des aveugles jusqu'à la vaste porte de bois brun qu'on ouvrait parfois chichement, et d'où sortaient, se donnant le bras, une aveugle guidée par une moins aveugle pour un tour à petits pas..... Un jardin - dont elles ne voyaient pas les fleurs de pommiers au printemps ni l'hiver les branches lourdes de neige - hissait par-dessus les lances de fer forgé qui défendaient l'huis, le bruissement des feuilles où , de ma fenêtre, moi qui avais l'oeil, j'apprenais les saisons.
J'allais aussi à la fenêtre de l'autre rue, surtout le dimanche quand dès le matin elle grouillait de monde. Un monde bon enfant, sans prétention, qui flânait devant les vitrines, saluait une commerçante, faisait un petit brin de causette. Une rue d'avant-guerre, non pressée et avenante. On y rencontrait le petit chinois assis par terre, les pieds pliés sous lui, qui souriait de toutes ses rides. Dos contre le mur, il s'activait à de menus miracles; prestement, dans un large vase rempli d'eau, il venait de déposer un coquillage fermé qui s'ouvrait soudain, comme un écrin, et d'où jaillissaient toutes les couleurs d'une fausse plante exotique. Des badauds s'arrêtaient; il proposait des crécelles bariolées au son monotone, sortait des manches de son kimono un éventail de parchemin illustré de chinoiseries, un calendrier chinois et une gravure dont je ne voyais pas le détail. Des piécettes tombaient dans sa sébile.
A côté de lui, sur des tréteaux alourdis de pièces d'étoffes, Mme Mariette vendait devant son magasin ses métrages de lin et de cotonnette, de tobralko ou de crêpe georgette. Le vitrier ambulant lançait son appel, le dos barré par son cadre de bois protégeant bien les surfaces de verre; le marchand de coco harnaché de son bidon rouge , ouvrait le robinet par où s'écoulait le précieux breuvage qui, derrière mon rideau, me mettait l'eau à la bouche. Plus loin, étendu de tout son long, un clochard dormait dans sa barbe...
L'élégant magasin de chaussures exhibait le fin chevreau, la bottine classique et le soulier british, dernier cri cette année. Le ciné n'ouvrait qu'à 3 H. mais des passants regardaient avidement les photos qui les fascinaient: "Le comte de Monte-Cristo" en six séances... ou "La porteuse de pain"…
Qu’ils sont loin, les jours enfuis !...
LORRAINE
ANNEXE
Je dois à Wikipedia l’histoire de cet Hospice des Aveugles (dénommé aussi Société Royale de Philanthropie) . Créée en 1828 elle appartiennait à ces nombreuses œuvre privées qui apparurent en Europe début du XIXe siècle. pour lutter contre la pauvreté et l’insuffisance de l’aide publique. Démunis, aveugles, vieillards sans ressources, nourrissons à garder pendant le travail de leur mère, jeunes tuberculeux, les responsables s’ingénièrent à apporter leur aide à chacun selon ses besoins.
On n'y pense guère ou on l'ignore mais banquiers, magistrats, hauts fonctionnaires, négociants, rentiers, soutiendront la Société dès sa fondation. A partir du XXè siècle, le financement fut davantage assuré par la gestion de portefeuilles d’actions et d’un patrimoine immobilier hérité des membres ou bienfaiteurs. Aujourd’hui l’ancienne Maison des aveugles, première maison de repos privé pour les non voyants de Bruxelles depuis 1855, porte le nom de « Résidence Porte de Hal’, Le public s’est élargi à l’accueil de personnes voyantes et non plus seulement aux personnes âveugles, de moins en moins nombreuses grâce aux progrès de l’ophtalmologie et de plus en plus soutenues par des programmes pour leur permettre de vivre chez elles.
Depuis 1996, la maison reçoit également des personnes désorientées atteintes de la maladie d’Alzheimer
Légendes: 1 - Lorraine 1 an
2 - La Porte de Hal au début du XXème siècle
3 - L'Hospice des Aveugles (1925)