ENTIEREMENT NUE..
Quand j’étais une petite fille, une poudre de lait très renommée épaississait les biberons, avec l’âge se muait en panade, prenait consistance de crème onctueuse, bref nourrissait les bébés très, très longtemps, puisque je m’en souviens encore. C’était mon repas du soir, chocolaté et vaguement écoeurant. Mais maman n’écoutait guère mes plaintes ou mes refus, elle s’extasiait sur ma bonne mine et quand la marque organisa un « Concours des Beaux Enfants » au Palais du Cinquantenaire à Bruxelles, elle m’inscrivit sans tarder !..
Je n’arrive toujours pas à comprendre comment l’orgueil maternel poussa une femme raisonnable (maman l’était) à exhiber son enfant effarouchée devant un aréopage d’hommes et de femmes en blanc pour qu’ils lui décernent le premier prix. Car c’est celui-là qu’elle briguait, bien sûr, sinon m’aurait-elle présentée ? Elle me conduisit donc d’une main ferme dans la longue file ou d’autres enfants de quatre ans à peu près, s’accrochaient à la robe de leur mère, pleuraient tout haut ou se faisaient des grimaces en catimini. On nous groupait par catégories
J’ignorais ce qui m’attendait, on m’avait simplement dit : « Le docteur va voir si tu es en bonne santé. Après, on te ramènera, je serai là, sur le banc, tu vois ? ».
Je ne voulais pas quitter maman, j’avais les larmes aux yeux, mais on nous appela soudain toutes les deux, on nous poussa dans une petite pièce et maman se mit à me déshabiller.
« Pourquoi tu enlèves mes souliers, maman ? Et mes bas ?
« Pour te peser, n’aie pas peur ».
« Et ma robe, maman ? Et mon corsage ?.. »
Et ma petite culotte bateau attachée sagement par des boutons a ce corsage, prémisse je suppose, du soutien-gorge ?
Elle me prit dans ses bras. Une infirmière grande et forte, le voile lui barrant le front et descendant derrière jusqu’aux reins, se saisit fermement de moi et me fourra un petit beurre dans la main. C’est ainsi que je fis mon entrée dans la salle du concours, entièrement nue et totalement effarée.
Une très longue table occupait le centre de la somptueuse table qu’illuminaient de hautes fenêtres ensoleillées. Alignés autour, des messieurs en blanc prenaient des notes. Les infirmières leur glissaient une fiche, un dossier. Des enfants arrivaient au but de la longue table quand on me hissa à mon tour.
« C’est la petite Lorraine, on l’a passée sous la toise, on l’a pesée, c’est bien. Viens, tu vas marcher maintenant et tu t’arrêtes si un docteur te parle. Tu as bien compris, »
J’avais bien compris. Mais marcher toute nue sur une table, même à quatre ans, sous le regard exercé d’inconnus m’effrayait malgré mon obéissance. L’un me pinça les mollets et marqua son avis sur une feuille. Il me fit mettre de dos pour voir si j’avais bien deux plis fessiers (certains bébés n’en ont qu’un, paraît-il, ce qui leur enlève des points...).Un autre examina attentivement ma voûte plantaire, reposa mon pied, l’examina encore. Il parut satisfait et laissa son voisin m’ouvrir laz bouche et considérer mes dents. Je fis ainsi deux fois de long en large le parcours de la table, puis fus enfin resituée à ma mère. Je dus rendre le petit lapin de peluche qu’on m’avait donné pour me distraite et, cette fois, je pleurai vraiment en m’en allant.
Un matin, maman reçut une lettre qui la rendit toute joyeuse :
« Tu as le Premier Prix, ma chérie, tu as le Premier Prix ! »...
C’était quoi, un prix ? Un beau certificat avec ma photo dans ma plus belle robe (nous avions, en effet, été chez un photographe mais je ne savais pas pourquoi), qui orna la salle à manger jusque bien après mon mariage.
Je l’ai toujours, cette photo. Quand maman a senti qu’elle approchait de la fin, elle a fait un feu de joie de tout son passé : ses lettres d’amour, celles de ses enfants au cours de leur vie, les photographies de tous les âges, elle a tout brûlé. Elle a fait table rase des petites joies et des tendres souvenirs. Mais sans doute un lointain écho de l’effervescence du concours d’autrefois la retint au dernier moment : mon beau certificat échappa à l’autodafé ainsi que la photo jaunie d’une petite fille aux yeux effrayés, qui regarde le photographe en se demandant ce qui lui arrive.
PASSANTE