BROU L'ESPIEGLE
Monsieur
Henri, tout le monde le connaît. Un rideau se soulève sur son passage, une main
cogne au carreau. On l’arrête dans la rue, on lui fait signe, il est la
providence des vieilles dames du quartier et s’en va d’un pas menu, qu’il vente
ou qu’il pleuve faire les courses des isolés, des malades, des plus vieux que
lui et des moins valides.
L’été,
en veston clair, l’hiver boutonné jusqu’au cou dans son pardessus de ratine, la
casquette en coin, le filet à provisions bien en mains, notre retraité
déambule. Bien sûr, je l’ai alerté quand Rita s’en est allée ; il connaît
tant de voisinage qu’il aurait pu avoir des nouvelles de la fugueuse. Hélas,
ses recherches furent aussi vainesî mais de nous être entretenus d’elle, nous
en avons gardé une amitié qui va au-delà du bonjour. Entre amis de chats, on se
reconnaît ; il en a deux, lui, « des malins, des matous gros comme
ça, de vrais pépères » qui n’en s’en iraient pa comme ma dévergondée,
parce que l’air a un goût d’automne ou que le printemps pointe le nez !
Bref,
le temps a passé et nous arrivons doucement à l’hiver. Les soirées sont
longues, le café d’à côté allume tôt et clair la rue en biais, jusqu’au
trottoir d’en face ; parfois des rires résonnent tard, ou un air
d’accordéon. Monsieur Henri ne va pas au café, mais il salue les tenanciers,
comme aussi l’accorte patronne de la laiterie qui jouxte le bistro. Notre
quartier est modeste et bon enfant ; il a ses joies et ses gens bien à
lui, ses moineaux, ses pigeons, ses chiens familiers et, dans la lumière crue
dessinée par la vitre des « Bons amis », vous ne me croirez pas, un
chat !
-Un
chat noir, oui, Madame, un chat perdu certainement, qui dormait là, presque dans la
rigole, par un de ces froids !...
Monsieur
Henri en tremble encore.
-
Et qu’avez-vous fait, Monsieur Henri ?
-
Vous pensez bien que je m’en suis occupé ! Je l’ai pris, emporté chez moi,
mais quel raffut ! Mes deux malabars se sont dressés comme des chats
sauvages ! Ils n’avaient pas honte, pensez-vous ! Ce qu’ils
craignaient, c’était la concurrence, la pitance à partager, la chaleur du
feu…Ils m’ont fait une de ces vies ! J’ei enfermé le rescapé dans ma
chambre, mais il ne peut pas rester là, vous comprenez ? Les autres lui
feraient son affaire un jour ou l’autre et je me suis dit : »qui sème
le vent récolte la tempete ». Alors, voilà, je dois m’en débarrasser,
forcé contraint…
Oh !
j’ai compris tout de suite ! Si monsieur Henri, ancien percepteur des
postes, parle comme un livre, il a aussi l’art d’amener la conversation exactement
là où il veut, c’est-à-dire à moi. Mais oui, il sait très bien que je me sens
orpheline depuis le départ de Rita et il a pensé que…
Moi
aussi, aussitôt j’ai eu la même idée. Mais est-ce que je peux, d’un coup, comme
ça, introduire un pensionnaire sans en parler à Maurice ?
-
Monsieur Henri, si vous veniez ce soir, après 7 heures, avec le chat perdu…Mon
mari e verra et, comme je le connais, il ne résistera pas.
Il
ne résiste pas. A 7 H. j’ouvre à
Monsieur Henri, il porte sur son bras et soutient de l’autre main, un beau chat
moelleux, tout fourré, qui nous regarde de ses yeux arrondis, un peu effarés
mais sans un soupçon d’inquiétude. Il n’ pas peur, pas le moins du monde, c’est
un chat qui a choisi la confiance. Je le reçois contre moi.
-
Eh bien, dit Maurice, qu’est-ce qu’on va faire de toi, mon bonhomme ?
-
Broû..ou..ou, miaule l’adopté.
Parce
qu’il dit « Broû.. » comme les autres disent « Mi-aw » ou
« Mi-a-ou ». ils ont chacun leur langage, c’est trop simple de
prétendre qu’ils baragouinent tous le même charabia. Celui-ci dit
« Broû » et en même temps, c’est comme s’il déclinait son identité.
Maurice le prend à son tour et lui gratouille le menton ; le chat lui
prend le poignet entre ses deux pattes, délicatement, ongles rentrés pour
avertir qu’il ne faudrait pas le serrer trop, l’agacer, l’inquiéter, le
brusquer, accuser sa supériorité d’une façon quelconque : il a des griffes
et, s’il fallait, il pourrait s’en servir. Mais Maurice sait tout cela
d’instinct, il comprend les mimiques et les signes et calmement lui lisse les
moustaches. Yeux fermés, l’air béat, le chat s’abandonne à la caresse. Monsieur
Henri me regarde : nous avons gagné !...
PASSANTE (A suivre)
(photo: chat noir Mel1st (Flickr)