LE SECRET D'EUGENIE
Non, elle n’est pas jolie, Eugénie. La bonne quarantaine, la vie pépère de la pâtisserie à l’église chaque dimanche, de l’église à l’ouvroir chaque lundi et de l’ouvroir au lit. Seule. Oui, seule. Aucun galant n’a croisé sa route ou son regard ; quand ils la rencontrent, ils baissent les yeux. Parce qu’ils respectent sa vertu ou parce qu’ils évitent son sourire, engageant, certes, mais...déchaussé. Oui, elle a de grandes dents, de grands pieds, de grandes mains qui appréhenderaient bien par le collet le passant indifférent à qui elle dirait de sa grande bouche :
- Je suis fille à marier, j’ai de l’avoir, je cuisine parfaitement et quand je suis nue, je suis magnifique.
Magnifique, n’exagérons pas. Mais pas moche non plus, c’est vrai. Comment faire pour que les hommes s’en rendent compte ? Y a-t-il un secret ? Un secret ?!... Mais évidemment bien sûr !...
Elle y pense toute la nuit, elle peaufine les mots, les mimiques et le lendemain s’en va prendre le thé chez son amie Emma. Emma, muette comme une tombe…. Alors, en confidence, elle lui fait part de ses « espérances », du côté de son oncle, M. le curé, qui n’en a plus pour longtemps, le pauvre !
«Et puis, figure-toi, Emma, que ma cousine de Touraine, tu sais, celle qui a épousé le notaire de grand’Ry, m’a fait une dotation rondelette qui va au-delà de mes besoins »…Et Eugénie chuchote un chiffre.
Elle n’invente rien ; tout est vrai. Mais jusqu’ici, elle s’était tue : c’était sa vie, ses affaires, son secret, quoi ! …Dès demain, elle en est sûre, ce sera le secret de tout le monde. Comment n’y avait-elle pas pensé ?
Elle attend. Elle a de la patience. Elle sait que la rumeur va à son rythme . Quelques jours passent, quelques semaines…Et hier soir, comme elle rentrait du salut, un inconnu l’a courtoisement abordée sous les arcades et l’a saluée. Et ce matin une corbeille où se mêlent les harmonies du rose et du blanc, une carte y est jointe : « Avec mon profond respect - Aimé Joli » . Qui a griffonné en plus : « Je me présenterai chez vous à 5 H. ».
Il en est 4. Eugénie pense que tantôt, il sera là, elle aura un demi-sourire en coin pour cacher ses dents, et peut-être qu’il ne trouvera pas morbide de revenir en ami, prendre une camomille tous les soirs après le salut et, qui sait, il lui prendra peut-être la main, ou un baiser, ou...
Photo empruntée à "missatin.chez-alice.fr" qui mérite la visite des amateurs de photographies anciennes
LORRAINE