ELLIOTT, CE COPAIN (suite)
Il ne joue plus, David. A 16 ans, sa vie se résume aux rites quotidiens: le boire, le manger, le petit tour du jardin, l'affection qu'il reçoit et qu'il donne. Il met encore sa patte dans notre main, confiant et ronronnant. Il étend sur nos genoux sa tête affinée par le temps, comme s'il avait maigri, et ses beaux yeux clignent de tendresse quand nous lui parlons et qu'il nous regarde. C'est notre chat fidèle, celui qui nous le plus accompagné, le plus aimé sans doute et que nous chérissons de même.
Hier, Marianne a annoncé qu'elle attendait un bébé. Nous nous sommes réjouis et j'ai repensé à ce temps où j'étais jeune et où je l'espérais, elle. Une grande douceur m'a envahie, la vie passe et le bonheur change de visage, maintenant il s'appelle "attente". Le soir, nous sommes allés à quatre chez Jean-Marie, marié depuis quelques années et qui nous invitait à souper. Nous sommes rentrés un peu après minuit. tout de suite, 'ai entendu une plainte, elle venait de dessous le divan, continue, je me suis précipitée et j'ai pris dans mes bras David qui était là, blotti, caché.
J'ai crié à mon mari qui entrait: "David est malade, il faut aller tout de suite chez le vétérinaire, tout de suite, je t'en prie"...et il est reparti, ayant rappelé Philippe pour qu'il l'accompagne. Je crois qu'il n'avait pas la force d'aller seul. J'ai caressé David de tout mon coeur, ce compagnon qui s'en allait, j'ai chuchoté à Maurice: "Si le vétérinaire dit qu'il n'y a plus rien à faire, ne pense pas à moi, pour David, accepte". Accepte qu'il parte sans souffrir, accepte sans prolonger son agonie pour l'espoir fallacieux qu'il guérisse: je vois bien que tout est perdu, un seul regard m'a suffi et le vétérinaire l'a confirmé: "le meilleur cadeau que vous puissiez lui faire en remerciement de ce long compagnonnage, c'est de lui dire adieu maintenant. Allez, Monsieur..."
J'ai pleuré comme je ne l'avais plus fait depuis longtemps. tout un lambeau de ma vie s'envolait, tant d'heures de rires et d'amitié, de constante présence et de tendresse dite ou non dite, mais si bien exprimée. En rentrant, Maurice s'est versé un wisky et l'a bu en deux gorgées. Il était grave. Il ne m'a pas dit ce qu'il ressentait, les hommes se taisent dans ces moments-là. Mais je voyais dans son regard tant de peine retenue que nous n'avions pas besoin de parler. Elliott est entré, fanfaron; il venait d'une promenade nocturne. Puis il s'est soudain arrêté, interdit, a tourné comme s'il cherchait quelque chose et s'est glissé derrière le divan, là où j'avais trouvé David. Il a humé le sol, longuement, est revenu vers nous et a miaulé. Un miaulement bizarre, différent, à la fois triste et interrogateur.
Le lendemain, quand j'ouvris la porte du jardin, Elliott sortit. Il alla droit vers le sapin, tourna autour, gratta un peu la terre, puis ayant accompli les rites, en successeur légitime, se coucha à la place de David, comme un roi succède à un autre...
PASSANTE