LE BAL
A 4 ans, j’ai été au bal. Un beau grand bal de grandes personnes où, en réalité, je n’étais pas indispensable ! Mais quand on a une fille de vingt ans qui pleure en cachette dans sa chambre parce qu’elle ne sort jamais, à cause de « ce petit chameau » (c’était moi !), que font les parents ? Ils se concertent, ils discutent, ils pèsent le pour et le contre et finalement admettent qu’en ce soir de réveillon ils chaperonneront leur aînée...et emmèneront la petite dernière !
Car à cette époque, une jeune fille convenable ne fréquentait pas seule les lieux de plaisir. Etmême si mes frères l’escortaient, n’auraient-ils pas trop d’indulgence devant des assiduités excessives ?..
Ma sœur était belle, longue et mince, le teint clair poudré juste assez pour que je dise « Tu sens bon » en passant près d’elle. Elle haussait les épaules, vite excédée, me repoussait si je voulais caresser le tissu de sa robe rose ou voir de plus près le diadème à la mode cette année-là. En fait, elle me l’avoua beaucoup, beaucoup plus tard, j’étais l’empêcheuse de danser, d’aller au théâtre, au cinéma, de sortir le samedi soir, de rencontrer l’amour, en somme ! Moi, bien sûr, je croyais seulement qu’elle avait un drôle de caractère et puis je n’y pensais plus.
Mais ce soir du 31 décembre, elle rayonnait.
A peine installée à la table réservée, un garçon s’inclina : « Vous permettez, Madame ? » et maman permit. Ma sœur s’envola. Dans mon fauteuil, je tournais le dos à la piste mais dans les grands miroirs qui tapissaient la salle et reflétaient les lustres illuminés, je suivais d’un œil attentif le défilé des cavaliers qui s’empressaient vers nous.
- Regarde, maman, comme il est laid , il a l’air d’un singe...
En habit et plastron, gominé et cravaté, le galant n’entendit pas ce portrait à l’emporte-pièce et maman, un peu affolée, se leva vivement et m’installa sur la banquette près d’elle, sous bonne surveillance. Mon père fumait cigarette sur cigarette dans le hall où les messieurs mûrs parlaient entre eux.
Mes frères changeaient de cavalière à chaque danse, et moi j’enregistrais pour toujours ces airs à la mode, les serpentins et les boules colorées lancées sur les danseurs, les musiciens sur l’estrade et le fantaisiste qui circulait entre les couples en chantant un refrain à sa manière qui déclenchait les éclats de rire.
Elégant, sanglé dans son habit bleu nuit, les yeux clairs cernés d’un mascara noir, je crois bien qu’il fut le premier béguin de ma jeune vie !
Nous rentrâmes à 4 H. du matin. Je dormais dans les bras de mon père. Ma sœur ôta ses chaussures argentées et sa robe de voile, enfila son kimono chinois et dormit jusqu’à 5 H. comme une jeune fille courtisée qui emporte, dans son petit sac de velours les mots qu’on lui a murmurés et les rêves qu’elle effilochera durant les prochains jours...
LORRAINE